Et si les manuscrits de la mer Morte étaient plus anciens que ce que l'on pensait ? Grâce à une IA baptisée Enoch, des chercheurs ont redaté plusieurs des textes, vieux de plus de 2 000 ans.
Ils ont été essentiels pour comprendre les croyances, les pratiques et les questionnements du judaïsme ancien. Les plus de 900 textes découverts entre 1947 et 1956 dans des grottes proches de Qumran (actuelle Cisjordanie), aujourd'hui connus sous le nom de "manuscrits de la mer Morte". Rédigés en hébreu, en araméen et en grec entre le IIIe siècle av. J.-C. et le Ier siècle apr. J.-C., ils incluent des copies de livres bibliques, des textes apocryphes, des règles communautaires. Mais leur datation exacte restait souvent incertaine, reposant sur des critères paléographiques (analyse des écritures anciennes) difficiles à objectiver.
C'est ce casse-tête des datations qu'une équipe de chercheurs de l'université de Groningue (Pays-Bas) a entrepris de résoudre. Dans une étude publiée dans PLOS One le 4 juin 2025, ils présentent Enoch, un modèle d'intelligence artificielle capable de dater les manuscrits à partir de leur style graphique, en croisant les résultats avec des mesures au radiocarbone.
L'IA au service des manuscrits anciens
En effet, si certains textes anciens comportent des dates précises, beaucoup d'autres ne contiennent aucune information temporelle. En étudiant l'évolution des styles d'écriture au fil du temps, les spécialistes peuvent parfois estimer l'âge de certains d'entre eux. Mais pour ce faire, ils doivent pouvoir disposer d'un corpus suffisant de manuscrits datés de manière fiable, afin d'établir une chronologie des typologies d'écriture. En outre, un facteur longtemps négligé pourrait avoir faussé certaines datations anciennes : l'huile de ricin, appliquée dans les années 1950 pour assouplir les parchemins, qui a contaminé les fibres.
Les auteurs de l'étude ont donc commencé à évaluer, à l'aide de la datation au carbone 14, l'âge de vingt-sept parchemins historiques provenant de divers sites situés dans l'actuel Israël et en Cisjordanie, préalablement soigneusement nettoyés à l'aide d'un traitement chimique spécifique conçu pour éliminer les résidus lipidiques. Puis, ils ont eu recours à l'apprentissage automatique (machine learning) pour analyser les caractéristiques graphiques propres à chaque document. Enfin, en croisant les deux ensembles de données, ils ont pu développer un programme d'intelligence artificielle - surnommé Enoch (Hénoch, en français), en hommage à la figure biblique mentionnée dans la Genèse (5:24).
Quand l'algorithme change la chronologie
Concrètement, Enoch a été entraîné sur vingt-quatre fragments authentifiés grâce à la datation au carbone 14, afin d'être capable d'estimer objectivement une plage chronologique approximative pour d'autres manuscrits de la région en s'appuyant sur leurs particularités d'écriture manuscrite (forme des lettres, courbure des traits d'encre). Résultat : les experts ont jugé qu'environ 79 % des estimations de l'IA étaient "réalistes", avec une marge d'erreur moyenne de 28 à 31 ans. En outre, les datations proposées pour les manuscrits de la mer Morte étaient fréquemment plus anciennes que celles communément admises.
Certains, attribués à la période hasmonéenne – entre le IIe et le Ier siècle av. J.-C. –, remontaient parfois finalement à la fin du IIIe siècle av. J.-C. Autre révélation, le style hérodien, associé jusqu'ici à la période de transition entre 50 av. J.-C. et l’an 1 apr. J.-C., apparaît selon Enoch dès le IIe siècle av. J.-C., coexistant ainsi avec le style hasmonéen. Au contraire, les rouleaux 4Q114 (correspondant au Livre de Daniel) et 4Q109 (à l'Ecclésiaste) constituent les premiers exemples connus de fragments bibliques dont la datation par l'IA concorde avec la période supposée de leur rédaction littéraire, ce qui leur confère une portée historique nouvelle.
Ces conclusions remettent ainsi en cause la progression linéaire traditionnellement établie entre les styles d'écriture, et modifient les repères historiques utilisés pour dater d'autres textes. "C'est très enthousiasmant de faire un pas significatif vers la résolution du problème de datation des manuscrits de la mer Morte et de créer un nouvel outil pouvant être utilisé pour d'autres collections de manuscrits partiellement datées dans l'histoire", conclut l'équipe de recherche dans un communiqué.
Des limites existent, comme le faible nombre d'échantillons ou la non-distinction entre date du support et date de rédaction, par exemple. Mais Enoch représente une avancée méthodologique majeure, qui évite par ailleurs d'endommager les parchemins – contrairement à la datation au radiocarbone, qui requiert encore de prélever de la matière.